Rêve de tramway 1

La Déesse des forêts
La Déesse des forêts décide de devenir un arbre. Mais elle nous emporte à grande vitesse dans le monde onirique de la poésie de Grażyna Wojcieszko, sur les chemins perdus de la civilisation, dans les grandes forêts sauvages de la nature. La Déesse est une femme dynamique, qui évoque, comme en un kaléidoscope, des visions de rêve. Le pays des jeux enfantins ? La nostalgie ou les pleurs de l’âme sur l’écoulement du temps, le caractère éphémère de la vie et de la création ? Les images surréalistes reviennent dans tous les poèmes ; elles sont dessinées d’une plume précise et sobre, sans épithètes chatoyants, elles saisissent uniquement l’essence des relations entre humains. L’homme est évoqué métaphoriquement, dans un bois dépourvu de la diversité de la flore et de la faune, où, au lieu de la profusion de biens qu’offre la ville, on peut rencontrer une personne, un individu. L’élu, celui qui provoque la confrontation des images du vaste monde avec la simplicité de la vie dans la nature et, parfois, celle des instincts cachés. Que signifie aimer ? semble se demander la Déesse. Et qu’est-ce que cette « forêt », sinon un voyage vers les tréfonds de la conscience, d’où sortent (sans doute involontairement) des images de civilisation ? Celle qui détruit la nature, qui valorise la mort (à la guerre) et à qui il n’y pas moyen d’échapper.

La nostalgie de l’âme est la clé des forêts authentiques qui, quelque part au loin, comme dans un rêve délirant, lancent leur appel. Mais à présent les arbres deviennent bois, fait de lignes et de nœuds, tronc plein du suc de la vie. Ils ont aussi une écorce, mais ils ne saignent pas comme dans Les Arbres de Krzysztof Kamil Baczynski et ils opposent à la tristesse des Forêts Ténébreuses de Stanislaw Korab Brzozowski un « élan vital » humain dissimulé sous le voile de la nature.
Cette poésie parle de l’homme qui a perdu « la forêt » pour se perdre dans le monde, qui parfois a péri tragiquement sans avoir perçu la beauté de la nature pure et vierge. Le monde qu’habite la Déesse est parfois effrayant (La plus belle) : les motifs reviennent, nous frappent par quelque nouveau contexte, prennent une autre force, une sorte de souillure intervient, une incertitude. Est-ce la prescience que la forêt doit périr ?

La Déesse est loin de la « femina » qui vit les délices et dilemmes de l’éros, elle est consciente de la valeur capitale de la dimension féminine dans la nature et la vie. L’Homme de la Terre, qui figure déjà dans le poème Okragle plecy (« Le dos rond ») du recueil W oczekiwaniu (« Dans l’attente », 2000), peut être le guide dans le monde de la forêt, mais face à lui il y a la Nature, la Magna Mater, parfois dotée d’un sceptre (La reine), dépourvue des attributs de la féminité mais toujours Elle, la Mère-Terre, la femme qui nourrit et finit par mourir (Grand-mère Mathilde, Envol). Le passage du temps, la vieillesse, l’abîme de la mort, qu’est-ce en regard de l’amour qui dure, de la rencontre, du contact et du « gouffre des pupilles » (Rencontre II) ? Comme cela pose des interrogations, auxquelles on répond par le tarot (La donne) puis La tristesse du Diable, les élans révolutionnaires (Lettre à R), l’histoire d’une erreur (Extraordinary Rendition), car on peut maintenir les gens en prison sans accusation jusqu’à ce qu’ils cèdent sous la pression de la « loi ». Les forêts sont peuplées de loups (Les héros).

Cette poésie pose la question des valeurs, de la hiérarchie du bien et du mal, de la grandeur et de la petitesse, de la force et de la faiblesse. Elle nous révèle que ce qui semble être la puissance n’est qu’une apparence dans le miroir de la nature, un aveuglement des « sages », une ignorance des eaux souterraines, une platitude mentale généralisée dans un monde qui est avant tout le dépotoir de la civilisation dont il faut s’évader… de préférence en tramway !

Dans le recueil Rêve de tramway (2012) nous discernons un érotisme voilé, évoqué par les situations dans l’espace, les promenades ou les conversations. On y trouve le « mot pauvre » dans le bon sens du terme ; réduit à l’essentiel, il est un puissant moyen d’expression. Cela fait penser à Cyprian Kamil Norwid, l’émigré romantique à Paris, auteur du petit volume Vade mecum, dont le but principal était la lutte pour la dignité de l’être humain dans un siècle et un monde marchand. La poésie de Grażyna Wojcieszko, elle aussi, est une réflexion lyrique sur la lutte contre la bêtise des temps capitalistes, ce que l’on avait déjà remarqué dans le recueil Karuzela (« Carrousel », 2005), où l’on voit que « la réalité est telle qu’on peut en attraper la nausée, comme sur un carrousel ».

La condensation de la pensée dans le mot que l’on observe ici permet d’évoquer des analogies avec l’œuvre d’Urszula Koziol, de Leszek Dlugosz, d’Ewa Lipska. Dans ses vers Grażyna Wojcieszko met également en relief « le combat conscient contre la brutalité du monde », comme dans Les Abattoirs de Bruxelles (2008). Et la citation d’un fragment de poème de Wislawa Szymborska dans le Rêve de tramway est une indication claire pour celui qui tente de saisir le sens de la polémique avec la vision du monde de la lauréate du Nobel. Dans ce recueil onirique de Grażyna Wojcieszko, qui se déroule à la manière de séquences de film, les rêves ont aussi un autre rôle, celui de montrer un monde corrompu par une civilisation de la mort. Cela sonne comme un écho de Marcin Swietlicki, qui, dans Prawda o drzewach (« La vérité sur les arbres »), évoque « la sensibilité indifférente » des arbres face à l’anéantissement des valeurs.

La vitesse, la forêt, le véhicule sur rails et le rêve sont les motifs essentiels de la vaste errance que représente le Rêve de tramway ; c’est une transgression de l’espace et du temps semblable à celle qu’on trouve dans les derniers poèmes de Tadeusz Dabrowski dans son recueil Pomiedzy (2013). Dans la poésie de cet auteur, comme d’ailleurs en général dans la poésie polonaise du 21ème siècle, on voit poindre ce ton de gravité, cette manière de regarder le monde à travers l’intellect ou même les conditions géographiques ; ce que qui se vérifie également dans le recueil de Jacek Dehmel Jezyki obce (« Langues étrangères », 2013).

Les formes classiques de la poésie rentrent en grâce. La pensée éclairée devient ici un moyen d’expression plus important que la révolte présente dans les œuvres du groupe « barbarisant » Brulion (« Brouillon »). On trouve encore – comme, par ailleurs, dans l’anthologie de poésie féminine des années 1989-2009 Solistki (« Les solistes féminines ») – un sensualisme, un érotisme hardi et sans voile, une carnalité, une intimité, une féminité vécue sur divers plans (maturation, maternité, vie de couple, sexe), accompagnés cependant d’une note subtile de réflexion existentielle. Crise d’identité, adieu aux proches, maladie, mort sont des thèmes majeurs (Wojciech Boros, Alzheimer), parfois assaisonnés d’un humour qui s’appuie sur un style plus familier (Krystyna Dabrowska, Biuro podrozy, « L’agence de voyages »). C’est dans cette poésie écrite dans une langue élégante, exigeant du lecteur un engagement intellectuel et parfois même la résolution d’une énigme que l’œuvre de Grażyna Wojcieszko tient une place remarquée. Elle prend sa part dans le nouveau paysage de la poésie féminine, orientée vers les valeurs universelles, que nous trouvons entre autres : chez Julia Hartwig, une écrivaine qui peint d’une plume subtile les états émotionnels (Jasne niejasne¸ « Clair pas clair », 2009, Gorzkie zale « Regrets amers », 2011) ; chez Krystyna Milobedzkia, virtuose de la forme courte et du jeu de mots (Po krzyku « Après le cri », 2004, Gubione « Perdu », 2008) ; chez Joanna Pollakowna, poétesse des choses ultimes face à la maladie mortelle (Ogarnales mnie chlodem « Tu m’as enveloppé de froid », 2003) ; chez Anna Janko, qui chante les valeurs de la jeune vie et les états d’âme qui l’accompagnent (Wiersze z cieniem « Poèmes avec ombre », 2010) ; chez Maria Golawska, observatrice de la vie urbaine (Postepowa personifikacja « Personnification progressiste », 2007).

Grażyna Wojcieszko, active dans le Groupe Littéraire Informel « Piórnice », nous enchante par son art du choix des mots, sa faculté d’observer les éléments de civilisation et les valeurs de la nature, ainsi que par la sobriété des moyens poétiques. Sa poésie nous oblige certes à faire un effort intellectuel, une réflexion sur le thème de la condition de l’homme contemporain, sur la position à prendre face aux valeurs apparentes et à celles qui sont intemporelles. Son talent a été souligné par de nombreux critiques littéraires dans les revues « Odra », « Akant », « Dworzanin » et « Rzeczpospolita ».
Dr. Gerard Guzlak

Historien de la littérature et de l’art, essayiste, docteur enseignant au Département de la Théorie de la Littérature et de l’Art de l’Institut de Philologie Polonaise et de la Culture de l’Université Kazimierz Wielki à Bydgoszcz.