Gaga


      « Aaaah ! Aaaah ! Aaaah ! »

Son propre cri éveilla Gaga. Elle se débattait, agitant la queue et les nageoires.

« Silence ! » siffla Kaba à sa sœur, et elle se retourna sur l’autre flanc.

Elles somnolaient, un œil ouvert, en se maintenant tout juste sous la surface de l’eau. Toutes les quelques minutes, elle se soulevaient légèrement afin d’aspirer un peu d’air. Le jour se levait. Dans les rayons du soleil matinal, de l’œil qui ne dormait pas, Gaga aperçut un avion. L’aéroplane jaune faisait des boucles, tantôt il descendait, tantôt il remontait très haut au-dessus de la mer, pour de nouveau repartir en piqué.

Un biplan jaune, murmura Gaga. Comme dans mon rêve… « Tu as vu cet avion jaune ? » demanda-t-elle à sa sœur.

La dauphine, qui avait la dimension d’un cachalot, répondit en gémissant : « C’est toujours la même chose avec toi, tu ne me laisses jamais dormir.

– J’ai de nouveau eu mon rêve, fit Gaga d’un ton mystérieux.

– Quel rêve ? » Kaba, soudain éveillée, aspira de l’air et se mit à tourner autour de sa sœur.

– Un troupeau de dauphins. Des femelles. Il y en a vingt ou peut-être deux cents. » Elle fit surface et prit une grande goulée d’air. « Nous sautons très haut, exactement comme les mecs, à six mètres et plus. Nous faisons un bruit de tonnerre en retombant sur le ventre. Chacune d’entre nous souffle des bulles d’air. La mer me rappelle des images de contes. Elle est comme un ciel étoilé. Et puis arrive une troupe de mâles. Ils sont tout joyeux et excités, ils se joignent au jeu. Nous faisons des acrobaties ensemble : des saltos et des vrilles, et puis nous plongeons en profondeur. Nous chassons. Nous bouffons des poissons. La mer est rouge de sang. Nous sommes excités. Nous nous accouplons, nous copulons, nous remontons prendre de l’air, nous sautons et nous recommençons avec un autre partenaire. Pendant un moment, je n’ai pas de cavalier. J’effectue un saut. Un beau gars se joint à moi. Nous volons, unis par son pénis. Nous virevoltons dans l’air, un tour, puis un autre. Soudain apparaît un avion, il prend la place du dauphin. Un biplan jaune qui s’enfonce dans mon corps. L’hélice tourne, au fond, de plus en plus profondément. Nous nous élevons de plus en plus haut… et…

– Et quoi ? » La curiosité de Kaba était au zénith.

« Et j’ai un orgasme, déclara brièvement Gaga, et elle aspira de l’air.

– Tu as un orgasme avec un avion ? » La sœur avala de travers une gorgée d’eau, elle s’étrangla de rire et toussa pendant un long moment.

« Tu vas finir par t’étouffer, c’est cette obésité qui te fatigue », remarqua ironiquement Gaga, avant d’ajouter avec une grimace hautaine : « Oui, un avion peut exciter ainsi.

– Sans doute que tu n’as absolument pas besoin d’un mari, fit Kaba en remuant la queue et en jetant un regard dégoûté à sa sœur. Tu as de l’argent, tu n’as peur de rien, à quoi te servirait un mâle ? À ta manière, tu es exceptionnelle, tu n’as pas besoin de tout un troupeau, tu sais très bien ce que tu fais. Et malgré ça, les garçons tournent autour de toi, grogna-t-elle, la mine maussade. Il y a une espèce de glu sur toi. C’était comme ça depuis qu’on était gamines, toutes les femelles t’imitaient tout le temps, et les mecs… Chaque fois qu’un mec te regardait, il tombait amoureux.

– Tu exagères, comme toujours. » Gaga la fusilla du regard. « J’ai toujours été indépendante, et alors ? Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? Et maintenant, en plus, je me suis libérée du sexe. Je décide moi-même quand, combien de fois et avec qui.

– Et avant ça, qui décidait ?

– Les hormones. Ces idiotes me poussaient dans les bras des mâles.  Mes orgasmes sont devenus autonomes, quel soulagement !

– Mes organes sont devenus autonomes, mes orgasmes sont devenus autonomes ! singea sa sœur. Quelle idée absurde. Peut-être que tu as besoin de plus de sexe avec Ken.

– Au contraire. Je n’ai besoin de sexe avec personne. Je vois que tu ne comprends pas. Grâce à mes rêves je suis devenue autosuffisante. L’imagination me satisfait entièrement. D’ailleurs, dans mes rêves, c’est souvent bien mieux ! D’abord, on change de partenaire, et même si je rêve de Ken, il me fait les choses que j’attends. Dans la réalité il n’est jamais aussi inventif. Pendant des années on baisait sans arrêt. Partout. Plusieurs fois par jour. En balade, dans des petits coins cachés, dans la voiture, dans le train. Ça a fini par m’ennuyer. Je préfère moins souvent, mais plus intensément. J’ai besoin qu’on me trifouille à l’intérieur, mais les préliminaires m’embêtent. Dans mes rêves, c’est tout de suite la sensation intense et l’orgasme foudroyant. Tandis que dans la vie, je m’esquinte parfois pour rien. N’importe quoi me distrait. Il suffit que je perçoive une mauvaise odeur. Il y a quelque chose de mal lavé ici ou là et tout le charme s’envole. Ou alors, c’est mon anatomie qui se met à rouspéter, comme c’est frustrant ! J’attrape mal parce qu’on m’écrase une nageoire ou qu’un ligament est distendu à l’extrême… et voilà, c’est fini ! Il ne me reste plus qu’à appeler le Samu sexuel », soupira-t-elle lourdement, et elle sortit la tête de l’eau pour respirer.

« Le Samu sexuel ? Le Samu sexuel ! Qu’est-ce que tu inventes encore ? Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » À l’exemple de sa sœur, elle alla aspirer une grande goulée d’air.

« Dis plutôt :  qui est-ce ? corrigea Gaga en replongeant plus bas, suivie de sa sœur curieuse. C’est un collègue de travail. Toujours disponible, toujours prêt. Il est propre et il sent bon. Il a un tiroir plein de préservatifs. Et intéressant avec ça. Un jour, nous sommes allés ensemble au spectacle et puis on est rentrés chez lui. Le lendemain matin, il m’a reconduite en voiture. Le plus comique dans tout ça, c’est que je n’ai jamais eu un orgasme convenable avec lui. C’est des demis, des ersatz, des petites conneries, quoi. Malgré tout, mieux vaut ça que de se battre avec ses hormones en délire. À présent, j’ai la satisfaction de pouvoir dire que je les ai vaincues. Et pas dans une bataille sans lendemain, mais une vraie guerre. Maintenant je suis le général et c’est moi qui commande. C’est moi qui décide, et pas même moi : mon corps. Quand les hormones deviennent enragées, mon cerveau les liquide avec un rêve. D’ailleurs, dans l’ensemble, faire l’amour me paraît peu créatif. Quand je pense à tout ce qu’on pourrait faire pendant ce temps-là, au lieu de seulement tirer un coup. Et c’est bon pour la silhouette ? Et alors ? Il faut tout de même faire du vélo, aller au fitness et à la piscine. Mais je dois encore vaincre ma faculté assez embêtante de ressentir des stimuli électriques. Car je sens les besoins des mâles, moi. Ils savent que je m’occupe bien d’eux, donc je n’arrive pas à me débarrasser d’eux, surtout des losers.

– Général, où tu galopes comme ça ?, dit Kaba, essoufflée, qui n’arrivait pas à suivre. Arrête-toi, je n’en peux plus, il faut que je me repose. Tu exagères encore, ce ne sont pas tous des mauviettes tout de même, ils ne peuvent tout simplement pas suivre ton rythme. Personne ne peut suivre. Tu verras, tu vas finir seule, parce que tu ne trouveras jamais un égal. Ou alors peut-être un avion ?

– Tu ne sais pas de quoi tu parles, soupira Gaga en ralentissant. Ah, les petits avions de tourisme, les planeurs légers, les hélicos militaires, les jumbo-jets de première classe… Je leur saute dessus, nous faisons un looping ensemble, j’encaisse mon orgasme et puis je retombe à l’eau. Les avions, eux, finissent toujours au fond de la mer.

 

Un fragment du livre “Animalki”, Fundacja Duży Format, Warszawa 2018
Traduction du polonais par Alain van Crugten