Pie

« Tu m’entends, frangin ? » Lena tapota l’écran de son bec. « J’ai deux appartements intéressants en vue, dans des quartiers différents de la ville. Chacun pour environ deux cent mille. Ils te plairont. Je voudrais que tu les voies et que tu décides lequel tu préfères. J’interviendrai pour une part. » La pie piétina devant l’ordinateur, plaça une patte tout contre l’autre. « Je te donnerai cent mille. Mais retiens bien ça : personne ne doit le savoir. Personne ! Ni ta Gaga ni mes corneilles. Bon, ne parlons plus de ça.  Alors, les appartements… Allô, allô, tu m’entends ? Ça y est, de nouveau je ne te vois plus. » Lena approcha le bec du petit écran et frappa quelques petits coups. « Ah, cette connexion, qu’est-ce qui se passe encore ? Il y a des craquements, comme un croassement. Hé, frangin, tu es là ?

– Oui oui, je suis là, je t’entends, dit tranquillement une mâle voix de pie. Clique sur l’icône caméra, la verte, pas la rouge, et tu vas me voir. Moi je te vois. Tu as une plume rousse sur la tête et tu portes la petite blouse rose que tu tiens de maman. Tu me crois maintenant, quand je dis que je te vois ?

– Fiche-moi la paix avec cette blouse. Mais qu’est-ce qui se passe avec cette caméra ? » La sœur sauta d’un bond sur le bord de l’ordinateur, s’accrocha fermement avec ses griffes et se pencha en avant sur l’écran, la queue dressée. « Il n’y a rien chez moi, rien qu’un écran noir. Mais au moins je t’entends. Bon, laissons tomber, ce n’est pas ça qui est important en ce moment. L’important c’est que tu m’entendes. Tu m’entends ?

– Je t’écoute.

– Bon. Alors il y a deux apparts à vendre. Je voudrais que tu y jettes un coup d’œil et que tu choisisses celui qui te plaît. J’interviendrai, je te donnerai la moitié. Mais n’oublie pas ! fit Lena en se penchant tout contre l’écran. Motus et bouche cousue. Personne ne doit le savoir. Personne !

– Mais je n’ai pas besoin d’un appartement, et puis je n’ai pas l’argent.

– Tu es fou ?! » Lena sauta sur le bureau en ouvrant un peu les ailes. « On ne sait jamais quand on aura besoin d’un abri pour se cacher, et en plus, c’est un bon investissement. Je ne veux pas avoir l’air rabat-joie, mais ta Gaga pourrait très bien te mettre à la porte un jour. Il peut se passer des tas de choses dans les ménages, tu le sais bien. D’ailleurs, son nid d’herbes et de feuilles pourries, ça ne vaut pas une fortune, et puis ç’aurait au moins été décent qu’elle l’enregistre à vos deux noms. Bon, ne parlons plus de ça. Revenons aux appartements. » La voix de Lena s’enroua un peu. « Il se fait que les deux propriétaires sont gravement malades. Ce sont deux vieilles amies, tu ne les connais pas, des pies comme moi, à la retraite. On se connaît depuis des années, nous avions l’habitude d’aller fouiller les conteneurs d’ordures ensemble. Maintenant elles ont besoin d’argent pour se soigner. Tu rendrais un grand service à l’une d’elles et toi, tu aurais un appartement pour la moitié du prix du marché. » Elle se remit en boule sur le rebord de l’écran et y jeta un coup d’œil. « Il sera inscrit dans l’acte que quand la propriétaire mourra, tu pourras le louer ou même l’habiter. Tu ne peux pas laisser passer une telle occasion !

– Ben… je ne sais pas, fut la réponse.

– Décide-toi de suite ! fit Lena en frappant du bec sur l’écran. Pas comme l’autre fois, quand Ora était malade et voulait vendre son nid en plein centre-ville, une situation unique, et toi tu as traînaillé. Tu sais combien il vaut maintenant ? Dix fois plus ! Ora est morte un an après et toi, tu avais peur qu’elle vive trop longtemps et que ton argent soit gelé. Bon, ne parlons plus de ça. Quand viens-tu ici ?

– Je n’ai pas beaucoup de temps, comme d’habitude. »

Dans un grand mouvement d’ailes, Lena bondit à nouveau sur le bureau. Elle se planta face à l’écran, les plumes hérissées.

« Quand viens-tu ?

– Je devrais acheter l’appartement d’une pie ? jacassa son frère d’un ton réjoui.

– Il n’y a rien d’amusant là-dedans. Ce sont toutes les deux des pies, mais ça ne signifie plus grand-chose à notre époque. Elles sont comme nous, tu comprends ? Leurs familles se sont converties aux corneilles depuis plusieurs générations. Aucune des deux n’est plus capable de jacasser convenablement, peut-être même qu’elles n’ont jamais jacassé. Oui, et à propos, inutile de dire à qui que ce soit que notre mère était pie. Bon, laissons ça, ça n’est pas important pour le moment. Ce qui est important, c’est que tu m’écoutes. Tu m’entends ?! » Lena faillit tomber sur l’écran. « Tu m’écoutes, frangin ? dit-elle. Dans certaines régions, on nous considère encore comme des oiseaux de malheur, de mauvais augure. Cette mauvaise réputation nous poursuit et il vaut mieux qu’on ne sache pas que nous sommes des pies. Il vaut mieux passer pour des corneilles. Je ne te l’ai jamais dit, mais notre mère m’a toujours demandé de te protéger. J’étais chargée de veiller à ce que tu n’invites pas de copains à la maison ou que tu ne te bagarres pas… Bon, mais ne parlons plus de ça. Revenons plutôt à ces appartements, mais je te le rappelle, discrétion totale, hein ? Pourquoi devrait-on laisser les commérages… »

Le frère interrompit ce flot de paroles : « Je ne vois pas très bien. Toi, tu paies et moi j’achète, c’est quelle sorte de business, ça ?

– Frangin, ne sois pas idiot, dit Lena en sautillant plusieurs fois sur place. Tu te souviens, dans notre enfance, on devait regarder au moindre sou, on mangeait des charognes ou les déchets dans les décharges. Toi, frérot, tu allais piller le nid des autres oiseaux…

– Ne compare pas avec l’époque de la guerre…

– Et maintenant tu vas devenir propriétaire d’un appartement, interrompit Lena. Moi j’en ai déjà deux et je n’ai pas besoin d’un troisième. Si quelque chose m’arrive, où iras-tu ? Ce sont mes choucas qui hériteront. D’ailleurs, ils vont désapprouver mon testament. Car tu ne sais pas encore que je te lègue un appartement, le plus petit. Le grand sera moitié-moitié pour Ola et Jola. Mais ne parlons plus de ça. Pour en revenir à ce que je disais, discrétion totale, tu ne dis surtout rien à Gaga, je ne te donnerai que la moitié…

– Je ne vois pas très bien…, » répéta son frère.

Lena alla une fois de plus se percher sur le bord de l’écran.

« Alors, quand viens-tûûûû ?! jacassa-t-elle avec insistance en collant l’œil à l’écran.

– Je vais y réfléchir. »

Sa sœur, le plumage hérissé, se mit à sautiller d’impatience.

« Frangin, on reprendra cette conversation demain. Penses-y, mais dis-moi vite quand tu viens. Maintenant je dois te laisser. Au revoir, bisous bisous. »

D’un bond elle fut sur l’appui de fenêtre.

C’est mercredi, c’est le jour où on ramasse les ordures. Punaise, faut que je me dépêche ! Sinon je vais rater l’occasion.

 

Un fragment du livre “Animalki”, Fundacja Duży Format, Warszawa 2018
Traduction du polonais par Alain van Crugten