Rêve de tramway 2

Une Ville de Littérature et un Rêve de tramway

Cracovie, Ville de Littérature de l’UNESCO.

Pour le monde entier, Cracovie est la ville la plus caractéristique de la Pologne. Elle est la capitale culturelle, la cité de l’art et de la poésie. Pour souligner son héritage historique et son rôle dans la culture et les civilisations du monde, Cracovie a été honorée du titre de Capitale européenne de la Culture en 2000 et en 2013 elle a été nommée Ville de Littérature de l’UNESCO, la première en Europe occidentale et centrale et la seconde non-anglophone, après Reykjavik.

Des poètes et écrivains de premier plan ont habité et œuvré à Cracovie. Deux prix Nobel sont liés à cette ville : Wislawa Szymborska, qui y a passé toute sa vie d’adulte et Czeslaw Milosz, qui y a habité durant ses dernières années. C’est là aussi qu’a fait ses débuts de poète et de dramaturge Karol Wojtyla, futur pape Jean-Paul II, c’est là qu’a résidé le grand représentant du théâtre de l’absurde Slawomir Mrozek, c’est là qu’a habité Stanislaw Lem, l’un des plus grands écrivains mondiaux de science-fiction. C’est à Cracovie que fut créé le théâtre Cricot2, que Tadeusz Kantor rendit célèbre dans le monde entier, c’est en cette ville qu’est encore actif Andrzej Wajda, le réalisateur qui reçut en l’an 2000 un Oscar pour l’ensemble de son œuvre filmique.

A Cracovie est né Bruno Durocher, de son vrai nom Bronisław Kamiński, un poète et un écrivain français d’origine polonaise, nommé par la critique « le jeune Rimbaud polonais ». Avant la guerre, il fréquente les cercles des poètes moderniste de Cracovie de Stary Teatr.

A l’heure actuelle, un grand nombre de poètes connus sont installés à Cracovie : Adam Zagajewski, lauréat en 2004 du Prix International Neustadt, couramment appelé « le petit Nobel », Ewa Lipska, lauréate de nombreux prix nationaux et internationaux, Ryszard Krynicki, Julian Kornhauser et bien d’autres. On considère Cracovie comme « La Mecque de la poésie polonaise ». Depuis un certain nombre d’années (encore du vivant de Czeslaw Milosz) y sont organisés de nombreux festivals de poésie, reconnus parmi les célébrations internationales du fait littéraire.

C’est aussi à Cracovie, au sein de l’Université Jagellonne, la plus ancienne université de Pologne, qui célèbre cette année le 650ème anniversaire de sa fondation, qu’est née la première école d’écriture et de poésie en Pologne, le SLA, c’est-à-dire Studium Literacko-Artystyczne (« Studio littéraire et artistique »), qui aura cette année vingt ans d’existence. Grazyna Wojcieszko, diplômée du SLA, est l’actuelle présidente de L’Union des Anciens Étudiants de cette institution.
Un rêve de tramway, de Grazyna Wojcieszko

Le nouveau livre de Grazyna Wojcieszko, auteur de plusieurs recueils de poésie, nous offre des poèmes plein de maturité, enclos dans une structure formelle et consciemment placés dans un espace de significations. Cependant, cet espace ne s’ouvre pas immédiatement au lecteur. Ces poèmes apparemment simples sont saturés de polysémie, ce sont de petits labyrinthes de significations. Quel est ce tramway qui emporte ces vers de Grazyna Wojcieszko ? Où va-t-il et pourquoi ? Le premier poème, qui donne son titre à l’ouvrage, semble nous indiquer une réponse : il va vers la Forêt. On peut imaginer que cela suggère un désir d’évasion vers un autre espace, en-dehors de la civilisation. C’est plutôt une métaphore du mystère de l’existence, du lieu des rencontres qui permettent de poser la question essentielle : qui suis-je et qui es-tu ? La question posée et les relations que nous nouons nous fortifient-elles ou nous tuent-elles, devenons-nous alliés ou ennemis dans la jungle de la vie (Rencontre I, Qui es-tu, Rencontre II) ?

Dans cette forêt se meut quelqu’un qui se nomme « Monsieur André » et qui, selon une belle métaphore, « me regarde dans les yeux comme si de leur bleu il voulait / faire tourner ma tête comme et de ses cils faucher tout/ le champ de bleuets » (Bleuets et coquelicots). Quelle est cette figure qui enseigne la nature, qui montre comment vérifier si les bolets sont comestibles, comment tâter les troncs mouillés dans la forêt et choisir la planche avec les meilleurs nœuds du bois ? On peut supposer ici de subtils sous-textes érotiques. Pourtant l’érotisme n’est pas le thème de ces poèmes, quoiqu’il apparaisse parfois entre les lignes, comme dans le poème Le courant, où un « Tu » lyrique trace sur « mon » ventre un delta dont l’eau vient « ranimer ma vallée asséchée ». Il vaut mieux se prémunir contre l’incendie de l’amour, préférer une température tiède et laisser la porte ouverte aux pompiers (Comme aujourd’hui). Les hautes eaux aussi sont dangereuses, leur puissance peut engloutir le Moi, le plonger dans un tourbillon qui dépasse l’état critique (L’état des eaux).

La poétesse ne nomme pas directement les sentiments, elle les suggère par des associations éloignées et des images. Une peau de blonde est un magnifique poème qui peut tout aussi bien nous parler de la trahison de l’homme aimé que de la transgression, du passage dans un autre Moi qui nous libère, ne fût-ce que pour un instant, de notre propre subjectivité. Il en va de même dans Concert et La reine. Quels sont les rapports homme-femme qui se cachent ici ? Une passion inaccomplie, une jalousie et un désir ? Qu’est-ce que ce serpent vert, le monstre à deux têtes qui « enlace mon arbre » et « m’étouffe de sa fumée dense » ? A qui est cette tête d’enfant, dans laquelle le Moi lyrique reconnaît une ressemblance ? Le sens de chacun de ces poèmes peut s’entrouvrir de diverses façons. Wojcieszko ne parle pas directement, elle préserve l’intimité de sa poésie. Elle sait qu’il ne faut pas en dire trop, car un mystère dévoilé cesse d’être un mystère, car on ne peut pas nommer les sentiments, car le monde, par sa nature même, n’est pas univoque et « le vrai visage n’existe pas » (La donne).

De même, la tristesse du départ d’un être proche est présentée ici d’une manière très économe (Grand-mère Mathilde, Envol). On pourrait presque dire : avec une sécheresse poétique. Mais peut-on encore aujourd’hui parler « avec somptuosité » de la douleur de la séparation, de la vie qui passe et de la mort ? Dans un seul poème (Quid est veritas ?) la poétesse « accuse » Jésus et le soleil, en posant la question rhétorique : existe-t-il une instance qui puisse éradiquer les péchés humains, anéantir le diable qui colore tout notre monde en noir (Extraordinary rendition).

Grazyna Wojcieszko conçoit la poésie comme quelque chose de délicat, d’intime et de fragile, qu’il faut prémunir, même contre le flair vigilant des biches, car les mots libérés peuvent être amplifiés et devenir monstrueux, jusqu’à se transformer en blessures douloureuses (Trac/traque). Il faut donc cacher la tristesse de la vie, raconter de belles histoires aux amis et voir dans les souffrances du monde une « belle potence à fonctions multiples » (La plus belle). Peut-être a-t-elle raison, puisque une seule petite seconde décide de la fin brutale d’une existence (C’est bête, une seconde).

Gabriela Matuszek, historienne de la littérature, essayiste, critique, traductrice de la littérature allemande, professeur au département de Polonistique de l’Université de Cracovie, directrice-fondatrice du Studium Literacko-Artystyczne (SLA).